Les membres du bureau de La Casa Latina décryptent la situation.
Avant tout, quelques chiffres divers pour comprendre (2019) :
3800 féminicides ont eu lieu en Amérique Latine (Observatoire de l’égalité du genre au sein de la CEPALC, une agence de l’ONU)
Plus de 97% des femmes en âge de procréer vivent dans des pays ayant adopté une législation très restrictive sur l’avortement (Centre pour les droits reproductifs)
Les autorités mexicaines ont maintenu 51 999 enfants en détention dans des centres pour migrants, en violation de la législation mexicaine (Rapport Amnesty)
Les services de l'immigration mexicains ont arrêté 186 750 migrants en situation irrégulière et en ont expulsé 123 239. Pas moins de 98 % de ces derniers étaient originaires de pays d'Amérique centrale, et près de la moitié venaient du Honduras (Rapport Amnesty)
31% de la population d’Amérique Latine et des Caraïbes est touchée par la pauvreté (CEPALC), ce chiffre ne cessant d’augmenter avec la crise actuelle

Retour sur deux pays particulièrement marqués par la problématique des droits humains :
Le Chili :
Entre hypocrisie diplomatique et rapports alarmistes de différentes ONG, le Chili de Sebastian Piñera entretient un rapport houleux à la question des droits de l’Homme. Lors de la crise sociale débutée le 18 octobre 2019, les forces armées comme les forces de l’ordre ont réprimé les manifestants avec une grande violence. L’envoi de gaz lacrymogène comme l’usage de canons à eau était monnaie courante dans les rues de Santiago. Des nombreuses blessures oculaires et des cas de cécité causés par des tirs de chevrotines en caoutchouc ont été notées. En effet, les carabineros visaient, à dessein, les yeux des manifestants. Les unités de soins ophtalmologiques des différents hôpitaux de la capitale ont été saturées par les blessés. Les éborgnés sont ainsi devenus les symboles de la répression mise en œuvre par le gouvernement. Des violences sexuelles se sont aussi produites dans le contexte des mobilisations sociales. Les accusations de violences sexuelles par les forces de l’ordre sont légion : attouchement, humiliation, viol. De blessures oculaires aux violences sexuelles, la répression s’est également traduite par l’assassinat de trente personnes.
Plusieurs ONG et organismes publics indépendants ont mené des enquêtes recensant les différentes violations des droits de l’Homme lors de l’estallido social. L'Institut National des Droits Humains (INDH) a dénoncé le fait que plus de 200 Chiliens ont subi des blessures oculaires et une centaine de personnes a subi des violences sexuelles lors des protestations d'octobre et novembre 2019. Amnesty International s’est saisi de la question en publiant fin novembre un rapport mettant en cause l’exécutif qui aurait mis en place « une politique délibérée visant à nuire aux manifestants ». De même, la commission interaméricaine des droits de l’Homme s’est rendue au Chili à la fin du mois de janvier 2020 afin d’évaluer la situation des droits de l’Homme dans le contexte de la mobilisation sociale.
Pour autant, à la même période, le Chili a accueilli le premier forum d’Amérique latine sur les droits de l’Homme, invitant plusieurs personnalités comme l’ancienne présidente
brésilienne Dilma Rousseff et le magistrat espagnol Baltasar Garzón étaient présentes.
De la mise en garde des ONG quant à la répression policière à l’organisation d’un forum pour la défense des droits de l’Homme dans un contexte d'ébullition sociale, il n’y a qu’un pas…

La Bolivie :
Depuis les élections du 20 octobre 2019, la Bolivie est le sujet d’un grand nombre de
dénonciations de violations des droits humains. Selon les statistiques d’Amnesty
International, depuis cette date, au moins 35 personnes ont été tuées et plus de 800 autres ont été blessées, sans enquêtes ni poursuites envers les auteur.e.s de ces actes. De nos jours, l’origine des évènements est encore inconnue : fraude électorale ? Coup d’Etat ? Néanmoins, ce que l’on peut affirmer, c’est que tous les crimes commis l’ont été en toute impunité. Le système judiciaire bolivien est partial, partiellement corrompu, et ne jouit d’aucune indépendance, ni même d’accès direct à l’information. En 2019, les manifestations ont été réprimées excessivement par les forces armées, les procédures d’interpellation n’ont été que très peu appliquées, et il n’y a eu aucune enquête postérieure ni poursuite engagée. Si Jeanine Añez, ex-présidente par intérim, a été condamnée pour « sédition, conspiration et terrorisme », elle n’a pas été jugée pour les véritables génocides par balle qu’elle a commis dans les villes de Sacaba et de Senkata, qui ont fait au moins 18 morts et de nombreux blessés de manière extrêmement barbare. De plus, son gouvernement est accusé d’avoir harcelé des opposant.e.s politiques, ainsi que d’avoir pratiqué la désinformation et d’avoir contraint la liberté d’expression à travers des arrestations arbitraires de journalistes. 28 personnes auraient été torturées par les forces de police dans la ville d’El Alto, et la liste des violations des droits humains est encore longue. Avant les évènements de 2019, le président socialiste avait également son lot de violations des droits humains, dont le plus connu, qui avait été le changement constitutionnel afin de pouvoir rester président à vie alors que la société civile s’y était clairement opposé à travers un référendum populaire.
La Haut-Commissaire des Nations-Unies aux droits de l’Homme Michelle Bachelet en
appelle désormais à « entreprendre des changements structurels et des réformes profondes » afin de prévenir ces crimes. Cela passe par faire la lumière sur les évènements et engager des poursuites envers les coupables, grâce à des organismes indépendants et impartiaux. La Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme (CIDH), en accord avec le
gouvernement provisoire bolivien, a créé un Groupe Interdisciplinaire d’Experts Indépendants (GIEI), chargé d’enquêter sur les évènements de septembre à décembre 2019.
Néanmoins, les évènements actuels ne sont pas en faveur d’une progression vers un
plus grand respect des droits humains : en parallèle de la crise sanitaire, le gouvernement a
drastiquement réduit la liberté d’expression, interdisant aux journalistes de « répandre des
informations » sur le Covid-19 sous peine d’amende voire d’emprisonnement. De plus, les
populations autochtones, très peu représentées au niveau politique et pratiquement absentes des organes décisifs et exécutifs, ne sont pas prises en charge par les politiques de santé publique et subissent le racisme de manière exacerbée, victime de menaces et de harcèlement. Les défenseur.e.s des droits humains ne sont pas protégés face aux menaces, qui proviennent parfois des autorités elles-mêmes. De crise politique, on est passée à une crise politique, sociale et sanitaire, où les violations des droits humains restent impunies.

L’après COVID-19, entre (des)espoirs et des réalités
L’Amérique latine, devenue un foyer majeur de la pandémie, a révélé cette dernière
année plus que jamais la faiblesse de la protection sociale, la fragmentation des systèmes de
santé et les profondes inégalités qui la constituent. La crise liée à la pandémie de COVID-19
va entraîner la pire récession qu’ait connue la région depuis un siècle, provoquant une
contraction de 9,1 % du produit intérieur brut (PIB) régional en 2021. Cela, selon le rapport
des Nations Unies intitulé L’impact de la COVID-19 sur l’Amérique Latine et les Caraïbes,
pourrait faire augmenter de 45 millions le nombre de pauvres (et porter ainsi le total à 230
millions) et de 28 millions le nombre de personnes vivant dans la pauvreté extrême (et porter
ainsi le total à 96 millions), et les exposer ainsi au risque de dénutrition. Dans une région qui a connu un nombre important de crises politiques et de mouvements de protestation en 2019, les inégalités croissantes, l’exclusion et la discrimination dans le contexte de la COVID-19 ont de fait une incidence peu négligeable sur l’exercice des droits humains et la vie démocratique, et risquent même de provoquer des troubles civils si l’on n’y remédie pas.
« Le lancement de la vaccination contre le COVID-19 a donné de l’espoir à une région
qui faisait déjà face à de nombreuses crises de droits humains, dont plusieurs sont exacerbées par la pandémie. Un an après le début des confinements en Amérique latine et dans les Caraïbes, les gouvernements doivent profiter de la vaccination pour réduire les inégalités, et non pas pour les aggraver », a déclaré Erika Guevara-Rosas, directrice pour les Amériques à Amnesty International. « Alors que 10 pays organisent des élections cette année dans une région où la corruption dans le secteur de la santé est courante, il existe un risque bien réel que les gouvernements utilisent des arguments de vaccination à des fins politiques. Les responsables politiques ne doivent pas se servir des vaccins pour récompenser leurs sympathisant·e·s ou faire pression sur des secteurs de la société qui les critiquent. La santé est un droit humain qui ne doit jamais être entravé par la politique ». L’enjeu social et économique se révèle donc central dans la protection des droits humains en Amérique Latine.
La situation actuelle pourrait être l’occasion pour certains Etats d’Amérique Latine de revoir leur modèle afin de limiter l’augmentation des inégalités et favoriser la protection des droits humains. Pourtant, au Mexique par exemple, le gouvernement a réagi à la pandémie de COVID-19 en pratiquant des coupes dans les dépenses publiques dans divers secteurs. Le personnel soignant s’est ainsi plaint de ne disposer ni d’équipements de protection individuelle ni des conditions lui permettant d’exercer en toute sécurité. En outre, le nombre de cas de violences à l’égard des femmes signalés a augmenté. Les forces de sécurité se sont cette année encore livrées à des arrestations arbitraires et n’ont pas hésité à recourir à la force de manière abusive, allant parfois jusqu’à se rendre coupables d’homicides illégaux. Le chef de l’État Andrés Manuel Lopez Obrador (AMLO) quant à lui, a pris pour cible les défenseurs des droits humains et la presse à plusieurs reprises. Il a également minimisé le problème de la violence contre les femmes.
Pauline Gibaud, secrétaire
Chloé Stamm-Rouge, pôle événementiel
Laura Féret, vice-présidente
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